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Envahissement

Jean-Claude CÉBULA, psychologue clinicien - IFREP, Paris

Pour une famille d’accueil famille d'accueil Terme désuet et imprécis remplacé, depuis 2002, pour l’accueil d’adultes âgés ou handicapés, par l’appellation accueillant familial. Saisir "famille d’accueil" sur un moteur de recherche conduit à des sites traitant de placements d’enfants et/ou d’animaux maltraités : cherchez plutôt "accueil familial" ou "accueillants familiaux" ! , accueillir dans l’intimité de sa vie familiale n’est pas sans risques. Risques pour la vie familiale et les différentes personnes qui la composent, risques de ne pouvoir répondre aux besoins d’un accueilli. Autant de risques inhérents à toutes les activités tournées vers l’autre et à tous les modes de prise en charge. A ce niveau donc, les risques existent également pour les personnels des équipes d’encadrement et d’accompagnement de l’accueil familial Accueil familial Alternative au maintien à domicile et au placement en établissement spécialisé : les personnes handicapées ou âgées sont prises en charge au domicile de particuliers agréés et contrôlés par les conseils départementaux (ou par des établissements de santé mentale). L’accueil peut être permanent (contrat conclu pour une durée indéterminée) ou temporaire, à temps complet (24h/24) ou à temps partiel (exemple : accueil de jour), ou séquentiel (exemple : un weekend tous les mois). . Ainsi, chacun peut se trouver en position de devenir maltraitant ou abuseur, ou être exposé à la violence ou à la pathologie de l’accueilli.

Cependant, les familles d’accueil, de par la spécificité de leur travail, vivent ces risques dans l’intimité et la solitude de leur vie familiale, ce qui est lourd de conséquences sur les plans professionnel et familial (suspicion, retrait de l’accueilli) lorsque pareil événement se produit.

Au-delà de ces risques ponctuels, repérables, les familles d’accueil sont confrontées à d’autres phénomènes. Les remaniements familiaux, attendus ou supportés, qui sont engendrés par l’arrivée d’un accueilli, ainsi que la reconfiguration des échanges et des places, réels ou imaginaires, de chacun, conduisent à des questionnements identitaires, et peuvent être la cause de sentiments de délaissement ou d’étrangeté lorsque l’attention familiale se focalise sur l’accueilli et finit par être organisée par la nécessité de répondre à ses besoins ou à ses comportements envahissants.

La préoccupation familiale naturelle de toute ”suffisamment bonne famille d’accueil” peut alors être mise à rude épreuve au point de ne plus savoir comment s’y prendre. La famille d’accueil (essentiellement la ou les personnes responsables de l’accueil) ainsi exposée sans réponse pertinente, sans défense élaborable, peut vivre un sentiment d’envahissement déstructurant sa pensée du fait de l’impossible représentation des besoins de l’accueilli.

Ainsi, dans la cohabitation familiale, la profusion des échanges, la variété des demandes à satisfaire, l’envahissement de l’accueilli physiquement présent se transforment en envahissement psychique où toute pensée est tournée vers l’accueilli jusqu’à s’y perdre. L’image, les mots, les représentations de l’accueilli s’incrustent de plus en plus dans la pensée de l’accueillant, jusqu’à l’envahir au point que ce dernier se trouve dépossédé de sa pensée, restant parfois sans réaction ni réponse.

Pierre Fédida (1), dans un autre contexte, celui de la cure psychanalytique, fait part de l’attaque du langage à partir de l’emprise exercée par certains patients qui fait que ”nous en venons à être dépossédés du pouvoir d’entendre comme s’il ne nous restait que la pauvre aptitude à enregistrer passivement ce qui nous est alors raconté. La vue s’attaque au langage et le menace de destruction pour autant qu’elle s’empare chez l’analyste d’une représentation fantasmatique qui est déjà familière à sa propre vie psychique... L’exigence pulsionnelle du patient paraît solliciter de l’analyste qu’il renonce à sa pensée, à sa mémoire et à ses mots en usage afin de se disposer naïf et donc natif à la vie qu’il doit comprendre.”

Des signes de l’envahissement psychique

Les signes précurseurs de l’envahissement psychique ne sont pas toujours perceptibles. Dans tous les cas, c’est dans l’après coup que l’on peut en suivre le cheminement et en repérer la dangerosité. Ils se construisent petit à petit sur d’insensibles modifications des habitudes familiales accompagnées d’un déclin des repères et des valeurs, sur d’imperceptibles mouvements relationnels qui réorganisent le jeu familial, sur des déplacements d’intérêt vers l’accueilli qui devient le centre du monde de l’accueillant, sur l’émergence de réactions imprévisibles ou de comportements inadaptés, figés et répétitifs, sur l’incompréhension des situations et l’incapacité à les prévenir et à y répondre, enfin sur l’anéantissement de sa capacité à penser pour soi et pour son environnement familial.

D’un réaménagement nécessaire des échanges familiaux, plus ou moins perturbant, lors de l’arrivée d’un accueilli à une déstabilisation des accueillants, il y a un pas important qui ne conduit pas toujours à des troubles graves de la pensée.

Les processus en œuvre sont complexes. Néanmoins, ils devraient nous interpeller lorsqu’ils portent atteintes aux valeurs familiales, c’est à dire au mode de vie de la famille qui, jusque là, réunissait implicitement chacun de ses membres autour d’attitudes partagées. Dans ces circonstances, il convient d’agir avec prudence et de renforcer les familles d’accueil, c’est à dire de les aider à réélaborer leur système familial, et parfois de prendre des décisions pour elles et avec elles sur les différents aspects de la prise en charge.

Il est bien évident que la perception de l’évolution de ces processus suppose une connaissance réelle et partagée du fonctionnement de la famille, ce qui ne s’acquiert que dans la régularité et la densité des contacts entre équipe et famille d’accueil.

La déstructuration du mode de vie de la famille, lorsque celui-ci se recentre autour des besoins de l’accueilli, est l’un des signes de l’envahissement de la pensée. Certes ”l’outil famille d’accueil” s’adapte à son travail mais peut y perdre ses valeurs, sa pertinence et sa sérénité pour ne plus fonctionner qu’au rythme des besoins pulsionnels de l’accueilli.

Ceci laisse la famille d’accueil sans repères, emportée par des phénomènes qu’elle ne maîtrise pas, face à des jeux ou à des scènes inédites. Le spectacle qui se joue alors est celui de la répétition de situations dans lesquelles l’accueilli, comme metteur en scène, continue sa quête vaine des parcelles de son identité. Ainsi, des enfants battus se feront battre, des accueillis violentés par leurs parents se feront accusateurs de séductions qu’ils auront induites.

Les familles se trouvent alors face à des réactions d’elles mêmes inconnues, événements sidérants qui les laissent sans recours. Le risque de ne plus être maître chez soi est grand quand le chez soi vit autant au rythme de l’autre.

Parfois, cette dépossession des valeurs familiales est amplifiée par les intervenants qui, donnant quelques conseils certes de bon sens, ne font en fait que précipiter la famille d’accueil dans un domaine où règnent ambivalence et confusion. Ainsi, plutôt que de donner des conseils aux familles d’accueil pour répondre à la situation inquiétante d’un accueilli, il est préférable de les aider à inventer leur propre solution, en s’appuyant sur la reconnaissance de leur fonctionnement individuel et familial et sur leur capacité à penser leurs émotions, leurs fantasmes et leurs réactions.

De même, quels effets, sinon perplexité et confusion, peuvent avoir les recommandations faites aux assistantes maternelles lorsqu’il leur est répété de ne pas s’attacher aux enfants qu’elles élèvent ? Où lorsqu’il leur est demandé d’élever les enfants accueillis comme les leurs tout en satisfaisant aux normes réglementaires imposées par l’institution (argent de poche par exemple). Ces conseils paradoxaux, ou inadaptés aux besoins des enfants, s’avèrent inéprouvables dans le quotidien de l’accueil.

Non seulement ces interventions sont inadéquates, mais elles contribuent à déstabiliser les familles d’accueil en interprétant leurs pensées et leurs sentiments selon un mode qui n’est pas le leur et qu’elles ne peuvent s’approprier. Il est aussi à craindre que les équipes finissent par invalider leur propre travail quand elles connaissent aussi peu et aussi mal les ressorts de l’accueil et les besoins d’un enfant ou d’un adulte. L’incapacité dans laquelle se retrouvent parfois les familles d’accueil de penser et de théoriser les besoins et les comportements de l’accueilli se traduit alors par une non perception de l’impensable. Sidéré par des attitudes inconcevables, on reste sans voix, sans réaction, aveuglé par l’autre, son image et son langage.


Mme B. accueille au sein de sa famille un jeune garçon placé par un service de psychiatrie. Sylvain a 18 ans, et manifeste de réelles difficultés dans ses relations avec son entourage. L’accueil a vécu quelques péripéties, il a souvent été nécessaire de le recadrer et surtout de resituer les limites des demandes de Sylvain et des réponses de la famille d’accueil.

Malgré ces recadrages, l’emprise de Sylvain sur l’accueillante devenait préoccupante. Lors des entretiens que nous avions chez elle en présence de Sylvain, elle ne réagissait plus à ces comportements envahissants : il l’interrompait en permanence, se vautrait sur elle, la sollicitait sans cesse. Mme B. semblait de plus en plus fatiguée, parlait de moins en moins d’elle, de Sylvain et de sa vie familiale.

Ce manque de réaction et la pauvreté de son discours nous ont poussés à interrompre l’accueil momentanément afin qu’elle puisse souffler. Quelques jours après le départ de Sylvain, nous faisons le point avec Mme B. qui reconnaît que sa vie est transformée depuis que Sylvain n’est plus là. Elle ne se rendait pas compte, dit-elle, combien elle était perturbée. Elle a réalisé alors que Sylvain la maltraitait et a remarqué, reprenant possession de son être, quelques légères traces de coups ou de griffures. De plus, sa disponibilité nouvelle lui a permis d’entendre que son mari et ses enfants lui reprochaient de n’être plus attentive à leur demande. Enfin, résumait-elle, sa vie avait changé depuis que Sylvain était parti.


Paradoxalement, de tels déséquilibres et distorsions sont totalement imbriqués dans le fonctionnement familial et les besoins de dépendance réciproques d’une famille d’accueil et d’un accueilli. Ils sont tributaires des besoins de la famille d’accueil à s’occuper d’un être en difficulté et construisent des attentes, des demandes, du besoin de donner, de réparer et de reconnaître, dans l’aide que l’on peut apporter, quelque chose de soi.

Les motivations profondes des accueillants puisent leurs racines dans l’organisation du désir et du rapport à l’autre où se revivent des processus archaïques de fusion et rejet, avatars de la construction du processus de séparation-individuation. Dans ces circonstances, les processus d’envahissement de la pensée fonctionnent comme une véritable mise à nu de ces motivations, notamment quand ils interpellent les familles d’accueil du côté de leur capacité à être. En effet, celles-ci sont alors mises brutalement face à leur incomplétude, dévoilée par leur difficulté à faire un travail d’accueil familial où la bonne volonté maternante, le désir de réparer, le besoin d’aimer suffiraient. Attitudes que tout un chacun devrait avoir naturellement face un être en difficulté.

Comment interpréter cette incapacité ainsi brutalement révélée ? Comment donc supporter que l’autre ne se plie pas aux représentations que l’on a de ce qui est bon pour lui ? Soit c’est de l’impossible à penser, soit c’est du doute quant à son être. C’est peut-être ce que vivent ces enfants des familles d’accueil qui tentent de comprendre en quoi ils ont failli pour que leurs parents désirent autant un autre enfant. C’est du côté de leur manque à être un enfant comblant ses parents qu’ils en viennent à s’interroger sur leur défaillance existentielle, essentielle.

Prévenir ces risques ?

Il est bien évident que ces risques du métier peuvent également toucher les organisateurs et accompagnateurs de l’accueil tant ils peuvent être désorganisés par leurs représentations, leurs affects, leur incompréhension et leur incertitude. Mais ces professionnels, comme tous professionnels, ont leur propre mode de traitement de ces difficultés. De plus, celles-ci ne les atteignent pas dans l’intimité de leur vie familiale, dans l’accueil familial proposée sans défense ni rigidité professionnelle ou institutionnelle.

Il appartient donc aux équipes de répondre à ces risques en soutenant les familles d’accueil. L’accompagnement doit prévenir de tels dérapages en offrant un cadre de travail où les échanges se font en totale confiance et permettent de faire part de ses préoccupations, d’élaborer son expérience, de verbaliser ses émotions, bref de mettre en forme et en mots sa pensée et son être désirant. Ainsi, au quotidien du travail de l’accueil familial, la prévention s’appuie sur l’équipe et sa compétence à être là, attentive, à l’écoute pour décoder, élaborer, renforcer l’équilibre familial.

  • Prévenir, car on sait combien les processus de l’accueil familial sont puissants et peuvent avoir des effets dévastateurs sur l’ensemble des personnes qui y participent.
  • Élaborer et renforcer avec les familles d’accueil les réponses familiales et les valeurs familiales. Il ne s’agit pas d’importer chez les familles d’accueil des réponses pertinentes dans d’autres cadres, mais bien de les aider à élaborer des réponses en s’appuyant sur leur propre théorisation des besoins de l’autre.
  • Inventer des espaces d’élaboration du travail d’accueil afin qu’au contact d’autres professionnels, les familles d’accueil soient amenées à s’exprimer, à construire leurs représentations, leur monde interne, vecteur de rencontre de l’autre et de ses difficultés.

En fait, toute initiative qui conduit les familles d’accueil à élaborer leur propre mode de réponse et à penser l’autre dans l’affirmation confortable de ses choix ou de ses fantasmes devient un outil de prévention. A ce titre, les groupes de parole et les séances de formation, lorsqu’elles ne s’apparentent pas à du remplissage du contenant assistante maternelle, sont des compléments nécessaires pour alimenter la pensée.

(1) - Pierre Fédida, technique psychanalytique et métapsychologie, in "métapsychologie et philosophie", 3èmes rencontres psychanalytiques d’Aix-en-Provence 1984, Confluents Psychanalytiques, société d’édition les belles lettres, Paris 1985