« La psychiatrie et la maison de retraite sont deux mondes différents qui n’ont pas à coexister ». Assis derrière un bureau croulant sous des piles de dossiers, Joseph Magnavacca ne mâche pas ses mots. Pour le directeur de la maison de retraite du Parc, à Fontenay-aux-Roses (92), la situation est claire : les résidents venant d’établissements psychiatriques n’ont rien à faire chez lui.
Sa maison de retraite en accueille pourtant quatre, sur un total d’une centaine de lits. Quatre ‘’vieux’’ pas comme les autres, quatre silhouettes qu’on peut parfois deviner au détour des couloirs un peu vieillis . Deviner, pas plus. Les résidents ‘’psy’’ ne livrent pas de témoignages. « De toute manière, ils sont incapables d’avoir un discours cohérent », assène la direction.
Combien ? Mystère
Pathologies compliquées, sites non adaptées, soignants peu préparés à une crise ‘’de folie’’, voilà un tableau commun à de nombreux Etablissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (EHPAD) en France. S’il n’existe pas de chiffres officiels sur le sujet, la plupart des maisons de retraite admettent la présence de « plusieurs » pensionnaires venant de psychiatrie. « Des personnes âgées psy, tous les EHPAD en ont, et ça peut poser des problèmes ! », assure Michel D’Urso, médecin coordonnateur d’un établissement parisien.
« Les structures psychiatriques ne veulent pas s’occuper de malades vieillissants, explique Christophe Trivalle, gériatre à l’hôpital Paul Brousse et professeur à la Faculté de médecine de Paris Sud. Ces établissements considèrent qu’ils n’ont pas à s’occuper de ‘’vieux’’ et les envoient donc en EHPAD ». La maison de retraite devient alors un lieu d’accueil. Un asile, au sens premier du terme.
Pousser les patients hors des établissements psychiatriques n’est pas une nouveauté. La politique d’enfermement à vie du ‘’fou’’ a été abandonnée dans les années 1960. L’antipsychiatrie récuse alors l’omniscience du psychiatre, et impute les pathologies mentales aux déficiences de la société.
Trop cher pour la Sécu
Facteur aggravant : un contexte économique défavorable à l’hospitalisation de longue durée. Car l’hôpital psychiatrique coûte cher. Très cher. Un rapport de la Cour des Comptes, rendu public en décembre 2011, souligne que le prix de la journée d’hospitalisation en psychiatrie est d’environ 450 euros. Trop cher pour la Sécurité Sociale, qui est seule à en assumer le coût, alors que les EHPAD sont en partie financés par les résidents et leur famille.
« Il ne faut pas se leurrer, explique Jarry Claudy, président de la Fédération Nationale des Associations de Directeurs d’Etablissements et services pour Personnes Agées (FNADEPA). Les EHPAD sont beaucoup moins coûteux que l’hospitalisation. On cherche des solutions hors- psychiatrie, pour des raisons qui n’ont rien à voir avec la psychiatrie », explique-t-il.
De telles pratiques correspondent aussi à une volonté plus globale d’intégrer le ‘’fou’’. « On en a terminé avec les politiques stigmatisantes et sectorielles, remarque Jarry Claudy. A tous les niveaux, on assiste à des formes avancées d’intégration : les enfants handicapés à l’école, les crèches intergénérationnelles... Cela relève de la même recherche de ‘’normalité’’. »
Les traitements de ville prennent alors le pas sur l’hospitalisation. Et les malades mentaux vieillissants sont placés en maison de retraite.
« Dans ces structures, on soigne les malades tout en leur laissant une certaine liberté, résume Christophe Trivalle. Mais on ne peut jamais éliminer le risque d’agressivité ».
« Parfois, cela se passe bien, admet Joseph Magnavacca. Nous avons chez nous un monsieur de 65 ans qui est stabilisé par son traitement. Mais le jour où il a une crise, qu’est- ce qu’on fait ? »
« Un malade mental peut à tout moment devenir dangereux »
L’accès de démence du ‘’fou’’, incontrôlable et violent. Voilà le scénario qui effraie. « Un homme de soixante ans a encore de la force physique, souligne Magnavacca. Ici, un résident venant de psychiatrie a eu une crise : il a fallu trois soignants pour le calmer. Nous ne sommes pas préparés à ce genre de situation ».
« Un malade mental peut, à tout moment, devenir dangereux. C’est le principe de base, rappelle le psychiatre Renaud Lacrotte. On n’est jamais à l’abri que l’équilibre se rompe ».
Pour Alain Bonnière, directeur d’une maison de retraite à Nesle, en Picardie, l’équilibre s’est rompu il y a un peu plus de deux ans. Une personne âgée est entrée par erreur dans la chambre d’un patient venu d’hôpital psychiatrique. Une bagarre aurait éclaté. Le premier résident est mort des suites de l’altercation, le second est reparti en psychiatrie. L’affaire a choqué. Mais Alain Bonnière ne veut y voir qu’un acte isolé, le seul en 25 ans.
« Il y a une minorité pour qui cela ne fonctionne pas, mais elle est toujours montrée du doigt, s’agace-t-il. Quand une personne peut sortir de psychiatrie, il faut qu’elle sorte ».
Si les asiles appartiennent au passé, la peur du ‘’fou’’ reste présente dans les esprits. « La psychiatrie est un domaine très méconnu, et très stigmatisé », rappelle Alain Bonnière. « Ce sont des gens qui foutent un peu la trouille », résume Jérôme Pellerin, chef du service de gérontopsychiatrie à l’hôpital parisien Charles-Foix.
« Il ne faut pas s’enfermer dans la peur du ‘’fou’’, souligne pour en écho Renaud Lacrotte. Les malades mentaux sont des gens comme les autres. S’ils sont stabilisés par leur traitement, s’ils ont l’âge, pourquoi n’iraient-ils pas en maison de retraite ? »
Dépannage
Détracteurs de cette pratique ont leur réponse toute prête, basée sur deux écueils : la mixité avec les autres résidents et la non-formation du personnel, en nombre insuffisant et peu au fait des pathologies mentales.
Joseph Magnavacca récapitule laconiquement le premier argument. « Pour beaucoup, la maison de retraite, c’est déjà l’antichambre de la mort. S’il y a en plus des résidents psy, ils le vivent mal ». « Mixer les profils n’apporte rien à personne, renchérit le médecin coordonnateur de l’établissement, Jean-Yves Rouffet,. Au contraire : le rejet des personnes âgées envers la différence est impressionnant ».
Gérard Desdouets fait partie des résidents ’’normaux’’ de la maison de retraite du Parc. Assis sur le couvre lit vert d’eau, dans la semi pénombre de sa chambre, le regard couleur glacier est encore vif, mais les mains tremblent sans cesse. Les pieds aussi, tap, tap, tap. Les ‘’psy’’, il ne les rejette pas particulièrement. Mais il n’est pas à l’aise avec ces compagnons particuliers.
« Tant qu’ils sont gentils, que l’on peut les gérer, ça va, admet-il. Mais si on avait des pathologies difficiles, ça deviendrait anormal : la maison de retraite, c’est pour quand on vieillit, et c’est tout ».
A demi-mot, il évoque certains résidents « difficiles », des cris, des pleurs incessants. La cohabitation, plus ou moins acceptée, n’est jamais souhaitée. Elle est souvent tendue.
Autre problème : la différence d’âge. Les ‘’psy’’ ont une soixantaine d’années, voire moins. « On les mélange avec des résidents beaucoup plus vieux qui présentent d’autres troubles », explique Jean-Yves Rouffet. A 77 ans, Gérard Desdouets souffre physiquement de la vieillesse, mais son intellect est intact. Il n’a pas grand-chose en commun avec les ‘’jeunes’’ pensionnaires venus de psychiatrie. Le reste des personnes âgées – dont la moyenne d’âge atteint 87 ans – non plus. « Ce sont vraiment des solutions de dépannage », soupire Jean-Yves Rouffet.
Un dépannage qui se prolonge. Réduction des budgets et du nombre de lits en psychiatrie – 57.410 en 2010 contre 78.000 en 1994 – oblige, les établissements psychiatriques se tournent de plus en plus vers les EHPAD.
Une solution ? Des établissements spécialisés
« Je reçois environ 25 dossiers émanant d’institutions psychiatriques par an, estime Rouffet. J’en ai reçu un aujourd’hui même : une personne de 63 ans, souffrant de schizophrénie ». Verdict sans appel : demande refusée. Il sera proposé à d’autres établissements jusqu’à ce que l’un d’eux, peut- être en peine de garnir les lits, accepte.
Le désir de ‘’normalité’’ se heurte souvent au principe de réalité. Telle est la conclusion de Jean- François Soulier après plusieurs années à la tête d’un EHPAD en Haute-Loire. « Certains résidents de psychiatrie s’adaptaient très bien, d’autres pas du tout ». Pas forcément pour des raisons spectaculaires : « une personne âgée avec des troubles liés à l’alcoolisme sera impossible à gérer en milieu ouvert, avec le café du coin à 50 mètres. Ces troubles, mineurs en hôpital psychiatrique, deviennent majeurs en milieu ordinaire ».
Fort de l’observation de ces iatus entre psychiatrie et EHPAD, il a mis en œuvre un projet d’EHPAD spécialisé de 60 lits. Les plans sont déjà tracés. La résidence sera divisée en trois unités, pour éviter les effets de ‘’contagion’’ en cas de crise. Un psychiatre sera présent dix heures par semaine, les soignants seront formés. Enfin, point important dans un département fortement rural, l’EHPAD sera situé à proximité d’un hôpital psychiatrique. « Dans des zones de désertification médicale, les maisons de retraite sont souvent isolées, explique Jean-François Soulier. En cas de crise, la réponse n’est pas immédiate. »
Au total, un projet d’un coût de 7 millions d’euros. Validé en 2007. Mais rien n’a été construit depuis, faute de terrain.
Des établissements spécifiques ont déjà été créés ailleurs en France, alliant structures adaptées et personnel renforcé. Mais les initiatives isolées, sont encore rares. Elles mériteraient pourtant un développement, pour apporter enfin une réponse satisfaisante à ce qui se présente comme un véritable défi de santé publique.
« Les psy ont-ils leur place en EHPAD ? Non, c’est clair, répond Soulier. Mais, là encore, il faut nuancer : pour certains, c’est une chance incroyable. Je connais une dame qui a passé 30 ans enfermée en hôpital psychiatrique. Depuis son arrivée en maison de retraite, elle s’est liée avec une mamie, et l’accompagne partout. Elles se sont trouvées. C’est la preuve que de vraies belles histoires peuvent arriver ».