Les contours singuliers de l’identité d’un sujet sont dessinés par les multiples objets, valeurs et modèles que lui apporte l’environnement dans lequel il grandit ou évolue, et auxquels il s’identifie selon les moments forts de son histoire, les circonstances et ses besoins.
L’assemblage des différentes identifications ainsi constituées suppose que des choix ont pu être réalisés afin de se construire une identité propre et différenciée. Identification et identité se situent donc au cœur de la problématique du sujet qui choisit une identification, renonce aux autres, accepte de se séparer.
En tant que processus psychique, l’identification prend une ampleur et des connotations particulières en accueil familial Accueil familial Alternative au maintien à domicile et au placement en établissement spécialisé : les personnes handicapées ou âgées sont prises en charge au domicile de particuliers agréés et contrôlés par les conseils départementaux (ou par des établissements de santé mentale). L’accueil peut être permanent (contrat conclu pour une durée indéterminée) ou temporaire, à temps complet (24h/24) ou à temps partiel (exemple : accueil de jour), ou séquentiel (exemple : un weekend tous les mois). car sont convoqués plusieurs modèles que l’accueilli peut s’approprier en partie ou totalement, ou refuser.
De son attachement à ses parents, de sa vie dans la famille d’accueil famille d'accueil Terme désuet et imprécis remplacé, depuis 2002, pour l’accueil d’adultes âgés ou handicapés, par l’appellation accueillant familial. Saisir "famille d’accueil" sur un moteur de recherche conduit à des sites traitant de placements d’enfants et/ou d’animaux maltraités : cherchez plutôt "accueil familial" ou "accueillants familiaux" ! , de l’objet de son investissement dans la réalité et de son maintien sous la forme d’éléments constitutifs de sa personne, de ses rencontres avec des intervenants et de tous les autres évènements qui l’affectent, quels êtres et quelles marques gardera-t-il qui imprègneront ses comportements ? Comment chacun s’attend-il à retrouver en l’autre des signes de sa présence, de son amour, de sa compétence ?
L’enfant s’identifie, non pas tant à ses parents ou à sa famille d’accueil, qu’à ce qu’il a besoin de retrouver de son propre manque, c’est-à-dire de la place d’enfant désiré, aimé, bon ou mauvais, qui lui est assignée. Par intériorisation, au travers des discours des personnes qui s’occupent de lui, de leurs gestes, de leurs comportements reçus sous la forme positive d’une admiration, d’une reconnaissance, ou sous la forme d’une culpabilisation ou d’une persécution, l’enfant va construire une image de lui-même qui infléchira sa relation au monde et aux objets.
Ce processus se prolongera en sourdine tout au long de sa vie d’adulte, opèrera dans les différentes rencontres qu’il fera, et pourra se manifester massivement sur l’axe de la transmission intergénérationnelle en affectant les capacités parentales.
Non seulement l’enfant est soumis aux attentes et aux capacités de chacun à le laisser s’approprier ses propres modèles, mais il est de plus appelé à faire des choix parmi les valeurs, les attitudes et les comportements, forcément différents et parfois antagonistes, de ses parents et de la famille d’accueil.
Comment, dans ces circonstances, aider à la construction d’un Moi sûr de ses choix et au développement d’un sujet dont la division reste tolérable ? Parents et famille d’accueil doivent-ils, par exemple, provenir de milieux socio-économiques proches et partager les mêmes cultures ?
Quels choix effectuer et sur quelles bases ? Le plus opérant n’est-il pas de s’identifier aux besoins de l’accueilli pour pouvoir lui apporter des réponses satisfaisantes ?
A un autre niveau, il est possible de s’intéresser à l’identification de l’accueil familial à une pratique sociale ou thérapeutique ; conception et idéologie qui ne sont pas sans quelque influence sur les attentes à l’égard de ce mode d’accueil et sur la capacité de penser des prises en charge appropriées.
A quelle place l’accueil familial est-il assigné dans les champs sociaux et médico-sociaux ? Quelles fonctions sont dévolues aux familles d’accueil et à leur travail ? Quelles représentations de la parentalité et de l’économie psychique des accueillis ? Quels processus les intervenants doivent-ils accompagner ?
Identification et famille d’accueil
Des capacités d’identification à l’autre, à ses besoins, sont nécessaires pour s’occuper d’un enfant ou d’un adulte. L’un des éléments qui définit un parent, ou plus exactement la fonction parentale, est de sentir et ressentir les besoins et la souffrance de son enfant. Une telle empathie se trouve bien évidemment attendue de la part des familles d’accueil.
Souvent, les parents d’enfants placés, en raison d’une histoire personnelle difficile, n’ont pas été capables de s’identifier aux besoins affectifs et physiques de leur enfant. Dès les premiers jours de sa vie, ils l’ont soumis à d’importantes distorsions au sein de leurs échanges corporels et langagiers.
Or la famille propose des liens identificatoires que l’enfant intériorise comme assise narcissique de son existence. Cette opération nécessite deux conditions : que le sujet ait accès à un fonctionnement symbolique avec une distinction bien établie entre fantasme et réalité, et qu’il ait été intégré dans un "contrat narcissique" familial (P. Aulagnier).
Cette expression désigne un mouvement d’identification réciproque, anticipé par les parents, dans lequel chaque membre de la famille se reconnaît semblable à l’autre sur des références fondamentales telles certaines valeurs, certains projets, l’acceptation de se soumettre à certaines lois, sans qu’une similitude totale sur d’autres points soit nécessaire. Ce n’est que de cette manière que pourra se vivre le sentiment de dette, c‘est-à-dire de reconnaissance de ce qu’une génération doit à la précédente, condition de la filiation symbolique construite dans le vécu d’un passé commun, d’expériences proches, de moments partagés, d’épreuves affrontées, de rivalités surmontées.
Par l’identification à des valeurs et à des normes, l’enfant se choisit des appartenances, cherche une reconnaissance, des ressemblances. La quête d’éléments communs pour construire son identité nécessite un étayage familial capable de supporter les mouvements d’adhésion et de refus, d’acquiescement et d’opposition de l’enfant.
L’identification de l’accueilli au projet de la famille d’accueil se joue au travers du besoin qu’elle a de retrouver, chez lui, des signes de sa propre compétence à lui proposer un système de références auquel il va souscrire. A travers les tics de langage, les paroles, les vêtements, la coiffure, l’accueilli s’approprie aussi des façons de faire, des expressions, des habitudes, des goûts et des dégoûts spécifiques à la famille d’accueil qui seront perçus comme autant de marques d’adhésion.
Les familles d’accueil s’étonnent souvent de l’écart observé dans le comportement de l’accueilli selon qu’il se trouve en relation avec elles ou avec ses parents, ou même avec une institution. Cette différence témoigne de la plasticité de l’accueilli à s’identifier à ce qui est attendu de lui par l’une et l’autre famille, et reflète les modalités du lien qui l’unit à chacune par la place qui lui est faite et le projet qu’on porte pour lui.
Identification et subjectivité
C’est autour de l’accueilli que s’organisent les interventions et les projets des équipes d’accueil familial. La particularité de ce travail est d’inviter chacun à s’identifier à la souffrance et aux besoins de l’accueilli victime des défaillances de son environnement à l’aider. La puissance de cette identification soulève en chacun des vagues de violence à l’égard de l’auteur réel ou supposé de cette souffrance, dont les manifestations risquent d’échapper à la nécessaire maîtrise de ses effets sur la portée et le contenu des actions menées.
L’intervenant est alors aux prises avec des mouvements transférentiels dont la méconnaissance peut se traduire notamment par des mécanismes de répétition inconscients qui engendrent la perpétuation du symptôme.
Les identifications aux parents défaillants ou maltraitants, ou à l’enfant maltraité, peuvent faire surgir les imagos parentales de l’intervenant qui viendront alors interférer en miroir dans les situations dont il s’occupe. L’imaginaire en jeu dans les identifications à la souffrance de l’enfant et des parents, et dans la représentation du bien de l’enfant, dicte les interventions menées à son intention.
L’identification à la souffrance de l’enfant fonde souvent la subjectivité de l’intervenant social dans une sorte d’identification au semblable. Ce qu’il ressent devient ce que l’autre ressent. Il devient l’enfant battu, maltraité, abusé, séparé, abandonné. Cet enfant victime, c’est aussi lui, l’enfant en lui qui porte sa plainte de n’avoir pas reçu tout l’amour qu’il pouvait attendre de ses parents.
Identification et décisions
Maintenir l’identification à l’enfant est une position difficile qui n’est tenable dans la durée que si l’on est soutenu par une équipe car chacun est toujours prêt à se laisser entraîner dans une identification aux parents. Le professionnel est assailli par une angoisse et une culpabilité qui embolisent ses capacités à se mettre à la place de l’accueilli et à prendre soin de lui.
Pour autant, les limites de cette identification surgissent lorsque les parents sont extrêmement défaillants (maltraitance insupportable, pathologie grave) et se traduisent par un certain « oubli » de leur autorité reflétant le désir inconscient que les enfants les oublient.
L’identification massive et non élaborée à la souffrance de l’enfant est sans doute responsable de la fréquente sous-estimation de sa souffrance psychique. Celle-ci peut également faire l’objet d’un déni tant il est insupportable de s’identifier à l’intensité des sentiments que l’enfant éprouve.
Sur un autre plan, les effets thérapeutiques de la séparation sont fréquemment surévalués. L’amour ne suffit pas à traiter les troubles de l’enfant, ni la souffrance liée à la séparation, même dans la meilleure famille d’accueil possible.
Dépasser ce ressenti pour aller à la rencontre de l’autre comme être singulier, accepter la valeur de sa parole indépendamment d’un jugement, d’une représentation de ce que serait son bien, permettent la reconnaissance de son existence. Il est alors compris, reconnu ; son être existe pour un autre.
C’est pourquoi il est indispensable de travailler en équipe les formes d’imaginaire à l’œuvre pour chacun avant de prendre une décision qui engage, souvent de façon irrémédiable, la vie d’un enfant ou d’un adulte.
L’efficacité de l’acte et des interventions en accueil familial passe par la mise en questions des imaginaires d’une équipe. Les intervenants participent au destin de l’accueilli et à son avenir. Cette responsabilité nécessite des repérages sérieux de ce qui détermine les décisions prises.
Identifier l’accueil familial et les familles d’accueil
La question de l’identification porte sur l’accueil familial en tant que dispositif, et traverse l’ensemble de ses acteurs, accueillis, accueillants et intervenants. Il s’agit alors d’identifier les représentations dans lesquelles s’ancre l’accueil familial car elles permettent de le repérer comme une pratique sociale ou médicale parfaitement identifiée, ou au contraire comme une offre d’hébergement relevant de décisions personnelles d’accueillants.
Selon les époques et les idéologies, l’identité de l’accueil familial a évolué d’un mode de nourrissage ou de gardiennage vers un mode de traitement complexe des relations enfants-parents, et d’un mode d’hébergement plus ou moins confortable vers une prise en charge individualisée pour des adultes en difficulté.
Jusque-là, faute de dispositif institué, l’accueil familial était surtout identifié au travail, ou plutôt à la présence, des familles d’accueil, parfois identifiées à de suspectes nourrices voleuses d’enfants ou encore à de simples logeuses.
La notion de service est apparue peu à peu, sans qu’il soit toujours entendu qu’un service d’accueil familial comprend et des intervenants, et des accueillants. En effet, bien souvent encore, ces derniers peuvent être oubliés dans l’organisation du travail. Il suffit de constater combien est rare leur participation à des réunions décisionnelles quant à l’accueil qu’ils assurent et quant au fonctionnement du service.
Aujourd’hui, à quoi sont donc identifiées les familles d’accueil ? A quelles représentations sont-elles assujetties ? A des lieux de vie familiaux, à des modes d’hébergement individualisé, ou à des scènes familiales adaptées pour faire grandir un enfant ou pour aider un adulte et sur lesquelles vont se rejouer les mécanismes les plus archaïques qui fondent le sujet en relation avec les autres, c’est-à-dire en recherche de son identité et aux prises avec ses identifications ?
A un autre niveau, les familles d’accueil deviennent peu à peu des professionnelles, ce qui ne se fait pas sans résistances, et sans conséquences concrètes sur leur statut et sur le travail pour lequel elles sont sollicitées. Identifier les familles d’accueil à des professionnelles oblige les autres professionnels à remodeler leurs pratiques, voire leur identité d’intervenants en accueil familial.
Mais, quels que soient les modèles auxquels sont identifiés les accueillants, comment chacun compose-t-il avec ses propres identifications à des pratiques d’accueil familial par définition très personnelles ? Que sont-ils ou que veulent-ils être pour un accueilli ? Un éducateur ? Une bonne mère, toute-puissante ou suffisamment bonne ? Une logeuse peu ou prou attentionnée ? Une co-thérapeute ou une soignante à domicile ?
Les familles d’accueil identifient leurs pratiques à des modèles plus ou moins prégnants, du maternage à l’éducatif ou à l’hébergement, plus ou moins distanciés, traversés par les motivations et les besoins qui les poussent vers cette activité. En cela, elles offrent une infinie variété de registres plus ou moins repérables qui permettent de projeter des réponses adaptées aux besoins supposés des accueillis.
L’évaluation de ces besoins ne s’opère-t-elle pas à partir d’une identification de l’accueilli à certaines caractéristiques auxquelles s’identifient également les professionnels qui les prennent en charge ? A quels manques en soi ou en l’autre sont-ils identifiés ? A des victimes ? Des innocents ? Des êtres en souffrance ? Des malheureux qui ont besoin d’amour ou de sécurité ?
Pour un enfant, l’accueil familial est identifié à un programme d’aide ou d’élevage dans lequel il va jouer sa partition d’enfant à élever... jusqu’à ce que des remaniements identificatoires à l’adolescence l’amènent à questionner le cadre familial dans lequel il puisait ses modèles, pour idéaliser d’autres images d’adultes vers lesquelles il est attiré. En accueil familial, ces images existent dans la réalité : ce sont des parents magnifiés qui vont faire effraction autant dans la réalité du jeune, que dans celle des acteurs qui l’ont élevé jusque-là et vivent un profond sentiment d’ingratitude.
Pour un adulte en famille d’accueil, quels sont les modèles sociaux disponibles ? Comment l’âge, le handicap, la déficience ou la maladie colorent-ils la partition d’adulte accueilli ? Quels comportements et quelles demandes d’aide, de protection, mettra-t-il en avant qui viendront répondre en creux aux identifications laissées possibles par la famille d’accueil ?
Et pour des parents d’enfants ou d’adultes placés en famille d’accueil, à quoi est identifié l’accueil familial ? A une famille ou à un service ? Les familles d’accueil n’incarnent-elles pas les fonctions parentales que des parents ne peuvent assurer à l’égard de leur enfant mineur ou adulte ? La permanence des contacts, les soins, le quotidien ne servent-ils pas de bases aux processus d’identification des accueillis, ce qui alimente des rivalités entre parents et familles d’accueil, chacun recherchant dans l’accueilli les traces de son manque à être et les signes de son appartenance.
Pour les enfants et pour les adultes accueillis, ces mouvements identificatoires deviennent un support à la mise en jeu de processus thérapeutiques, à la condition qu’un tiers identifié leur donne sens dans le cadre de la construction ou de la consolidation d’une identité, et aide à leur élaboration progressive.
bibliographie
Aulagnier P. « La violence de l’interprétation », PUF, 1986
Freud S. « Le moi et le ça » in Essais de psychanalyse, Payot, 1989
Winnicott D.W. « L’enfant et sa famille », Payot, 1990