À la manière d’une célèbre chanson des Beatles, il est fondé d’affirmer que l’accueil familial Accueil familial Alternative au maintien à domicile et au placement en établissement spécialisé : les personnes handicapées ou âgées sont prises en charge au domicile de particuliers agréés et contrôlés par les conseils départementaux (ou par des établissements de santé mentale). L’accueil peut être permanent (contrat conclu pour une durée indéterminée) ou temporaire, à temps complet (24h/24) ou à temps partiel (exemple : accueil de jour), ou séquentiel (exemple : un weekend tous les mois). et les paradoxes "… sont des mots qui vont très bien ensemble…". Le recours aux paradoxes pour décrire ou formaliser les processus rencontrés en accueil familial est fréquent dans les écrits ou chez l’orateur qui veut s’assurer de son effet.
Si un paradoxe est une idée contraire aux discours usuels, c’est en tant qu’assertion à la fois vraie et fausse qu’il atteint sa notoriété dans les sciences humaines. Dans les années 1970, une équipe de chercheurs connue sous le nom de "groupe de Palo Alto" popularise un ensemble de théories dans lequel la notion de paradoxe et ses conséquences sur les interactions humaines sont centrales.
Ils définissent le paradoxe comme « une contradiction qui vient au terme d’une déduction correcte à partir de prémisse "consistante" » (Watzlawick, Helmick-Beavin et Jackson), et en repèrent trois types :
- tout d’abord, les paradoxes logico-mathématiques, ou antinomies, définis par les philosophes et mathématiciens Alfred North Whitehead et Bertrand Russell qui ont énoncé la théorie des types logiques selon laquelle "ce qui comprend la totalité des éléments d’une collection ne doit pas être un élément de la collection."
- ensuite, les définitions paradoxales, ou antinomies sémantiques, illustrées par l’embarrassante formule d’Épiménide : "tous les crétois sont des menteurs", modèle que l’on peut résumer sous l’énoncé paradoxal : "je mens" dont le sens échappe toujours dans une oscillation perpétuelle entre vérité et mensonge.
- enfin, les paradoxes pragmatiques, ou injonctions et prévisions paradoxales, qui se structurent par une forte relation complémentaire entre les protagonistes, une injonction telle que pour lui obéir il faut lui désobéir, et une grande difficulté à se soustraire à l’injonction, éléments qui leur confèrent un important impact sur les relations sociales.
En accueil familial, cette situation peut se résumer par l’injonction formulée par une équipe à une famille d’accueil famille d'accueil Terme désuet et imprécis remplacé, depuis 2002, pour l’accueil d’adultes âgés ou handicapés, par l’appellation accueillant familial. Saisir "famille d’accueil" sur un moteur de recherche conduit à des sites traitant de placements d’enfants et/ou d’animaux maltraités : cherchez plutôt "accueil familial" ou "accueillants familiaux" ! : "soyez professionnelle, restez vous-même !" Demander à des accueillants de se professionnaliser, c’est faire l’hypothèse que leur « état naturel de famille » ne suffit pas. Mais comment réaliser ce changement… sans changer, en restant soi-même ?
Pour obéir, il faut désobéir, à moins que ce ne soit le contraire…
Petit musée amusé de quelques paradoxes de l’accueil familial
L’accueil familial, par ses enchevêtrements de niveaux, autorise aisément les situations et les énoncés paradoxaux, souvent "épinglés" de manière statique comme dans l’exemple précédent. Attardons-nous quelques instants dans cette galerie de tableaux en trompe-l’œil, un peu surréalistes, des paradoxes de l’accueil familial.
Le plus classique est certainement celui qui, construit sur une demande implicite ou explicite et à tout le moins entendue comme telle par les assistantes maternelles, consiste à leur rappeler de ne pas (trop) s’attacher aux enfants qu’elles accueillent. Il dénote bien les tiraillements dans lesquels se débattent les acteurs, mais au regard des besoins des enfants et des motivations des assistantes maternelles, autant demander à un lion d’être végétarien !
Un autre évoque la « famille thérapeutique ». Alors que la psychanalyse dévoile que famille rime plutôt avec pathologie, la voilà soudain transformée en remède. Le paradoxe cesse dès lors que c’est au dispositif d’accueil familial que l’on assigne cette fonction.
De sensibilité proche, « traiter les dysfonctionnements familiaux par de la famille » marque une certaine fidélité à Hippocrate qui soutenait que « le semblable guérit le semblable ». À condition que quelqu’un administre le traitement car le remède n’est pas le médecin...
Pour continuer avec ces exemples, une jolie maxime serait à afficher chez les formateurs de familles d’accueil : « former l’accueillant à avoir des attitudes naturelles ». Bon courage…
Est également intéressante l’idée de « réussissez pour qu’il puisse partir », tableau mélancolique qui rappelle, qu’en accueil familial, la réussite, le départ de l’accueilli vers une vie autonome par exemple, se solde parfois par des pertes financières et affectives pour les accueillants, ou tout au moins par des pénalités lorsque les indemnités de sujétion sont diminuées en raison de l’amélioration de l’état de l’accueilli...
Enfin, il ne faut pas oublier ce chef-d’œuvre baroque de l’accueil familial social des adultes : « ici, le patron c’est l’accueilli », dont l’ambiance paradoxale imprègne le tableau dans ces moindres détails.
Des paradoxes aux croisements de logiques différentes
L’accueil familial se situe à la croisée de plusieurs logiques : droit des personnes, solidarité sociale, pathologie et traitement, familial et privé, métier et profession, politique et économie... Ces discours lui assignent une place, des contraintes et des objectifs bien particuliers qui ne renvoient pourtant qu’à eux-mêmes. Tous légitimes isolément, ils peuvent être en contradiction les uns avec les autres.
C’est le cas entre la logique de la protection de l’enfance et celle de l’autorité parentale, dont l’apparente opposition fait osciller dangereusement entre d’une part la recherche de l’adhésion et de la participation des parents au projet mis en place, et d’autre part leur marginalisation et leur dévalorisation dans le quotidien des soins et de l’attention apportés à leur enfant. Opposition qui conduit, notamment, à ne plus parler de parents pour seulement interpeller une famille « d’origine » ou « naturelle ».
La contradiction est tout autant directe et criante, pour ce qui concerne les accueillants, entre la logique de la professionnalisation et la logique familiale, par exemple lorsqu’il s’agit de partager des informations ou de prendre des décisions.
La professionnalisation tend, du recrutement à l’accompagnement, à privilégier un seul acteur familial, l’assistante maternelle ou le particulier agréé pour l’accueil des adultes. La logique familiale conduit chaque membre à se trouver impliqué dans l’accueil, d’une manière ou d’une autre, et qu’on le veuille ou non. Le métier est une démarche individuelle ; l’entreprise est familiale.
Droit aux congés, à la formation, aux avantages de l’institution au même titre que les autres salariés… autant de demandes légitimes relevant de la logique professionnelle auxquelles on oppose intérêt de l’enfant, continuité de l’accueil, « une famille n’est pas une professionnelle comme les autres », « professionnels mais pas collègues »… À l’intersection des mondes professionnels et familiaux, une famille d’accueil est un paradoxe en soi.
“ Soyez naturel ”
Le groupe de Palo Alto avait, en son temps, insisté sur l’importance des paradoxes du type « soyez spontané » dans de nombreuses relations. Rappelant que ce qui se produit de façon naturelle a du mal à être commandé, les membres du groupe y voyaient l’impasse dans laquelle se mettent de nombreux sujets, soit avec eux-mêmes, soit avec les autres, en raison d’exigences paradoxales qui ne conduisent qu’à la paralysie. C’est par exemple le cas de parents qui demandent à leur enfant d’aimer l’école.
Parce qu’il s’agit de famille et de relations sociales, ce type de paradoxe est également très présent en accueil familial. Son influence commence par l’examen des motivations, lors du recrutement où l’on attend du candidat une certaine spontanéité dans son expression.
Elle se poursuivra dans l’accompagnement où les accueillants devront exprimer de façon libre et authentique leurs observations sur l’accueilli, ainsi que sur les événements survenant dans l’accueil. Soit ! Et quand ce qui est dit ne correspond pas aux attentes de l’équipe ? Pour un accueillant, parler librement peut, à ses yeux, se retourner contre lui et le pousser vers une parole interdite ou calculée.
L’autre type de paradoxe, construit sur une structure identique, consiste à demander aux accueillants, dans l’intérêt de l’accueilli, qu’ils continuent à être une famille… naturellement.
Comment être une famille ordinaire dans une situation qui ne l’est pas ? Comment être identique avec ou sans l’accueilli ? Si la présence de l’accueilli ne change rien, peut-on parler d’accueil ? Et si l’on change pour lui, alors la famille n’est plus tout à fait « naturelle »...
Les autres acteurs aussi sont contaminés...
À commencer par les accueillis qui doivent composer entre le besoin d’investir le lieu d’accueil et les sentiments de loyauté ou de culpabilité à l’égard de leur famille. Par exemple, l’amélioration de l’état du patient peut être un motif de fin d’accueil, et la réussite dans ce cas représenter, de manière implicite, une disqualification des parents ainsi que des équipes, malgré leurs indéniables compétences.
Ces deux enjeux fondamentaux - crainte d’être séparé de sa famille d’accueil et peur de disqualifier ses parents - peuvent conduire l’accueilli à modérer ses progrès, ou à rechuter pour maintenir en équilibre ces exigences paradoxales. C’est le cas pour ce jeune garçon qui jetait les vêtements que la famille d’accueil lui donnait par la fenêtre du taxi qui le ramenait chez ses parents. Il maintenait un comportement interprété comme justifiant le placement, tout en protégeant sa famille.
Les parents des accueillis sont également pris dans des paradoxes, entre l’hostilité envers une famille qui leur rend service et la sympathie pour ceux qui implicitement pointent leurs défaillances. Peuvent s’y ajouter le déni de cette autre famille ou sa disqualification permanente comme modes de défense.
Parfois, à l’inverse, c’est l’envahissement de cette merveilleuse famille qui, « c’est sûr, si j’avais eu, enfant, la chance, d’en avoir une comme la vôtre, les petits n’en auraient pas besoin aujourd’hui ! ». Énoncé paradoxal qui permet à cette mère de traiter le paradoxe dans lequel elle se trouve : ses défaillances parentales sont évacuées grâce à cette merveilleuse famille d’accueil, ses parents prennent sa place en devenant défaillants à leur tour, et l’hostilité se transforme en une immense demande d’amour.
Les professionnels qui encadrent et accompagnent l’accueil familial sont aussi soumis à ces structures paradoxales. Logique du contrôle et logique du soutien, intérêt de l’accueilli à facettes multiples et contradictoires (épanouissement individuel, appartenance familiale...) poussent parfois à des attitudes peu lisibles pour les accueillants, les parents ou l’entourage. Si les accueillants reçoivent l’injonction paradoxale de s’exprimer spontanément et librement sur l’accueil, les professionnels de leur côté « font » dans la prévision paradoxale.
Pour diverses raisons (motivations des accueillants, failles dans la dynamique familiale, répétition de la problématique de l’accueilli…), l’accueil familial est une prise en charge difficile. Le professionnel qui légitime sa place sur cette idéologie est vite conduit à faire des « prévisions catastrophes ». Il en vient alors à chercher et à anticiper les difficultés éventuelles, attitude que l’on retrouve de la sélection des familles au suivi de l’accueilli. Mais s’il repère un problème, comment commencer ou poursuivre l’accueil ?
Ces deux positions paradoxales de l’accueillant et du professionnel sont évidemment articulées. Parler librement à un autre qui cherche une défaillance conduit chacun à vérifier une impasse. À chercher des défaillances, on finit toujours par en trouver. Ainsi, l’accueillant mesure « la liberté » de sa parole, et le professionnel apprécie la justesse de sa prévision. Dans ces circonstances, chacun omet d’accorder à l’autre le bénéfice d’une compétence et d’une spécialité.
De l’impossibilité d’un monde à la simultanéité de plusieurs
Il n’est pas certain que l’accueil familial soit un monde plus paradoxal que d’autres. C’est, en tout cas, un univers traversé par des logiques multiples. Le paradoxe est au cœur de notre existence, et plutôt que de le dénoncer comme un démon qui porterait le « mauvais œil », acceptons-le comme un signe de notre condition humaine.
Autrement dit, travailler en accueil familial, c’est accepter de rencontrer ces situations paradoxales et de les mettre au travail : d’abord en les reconnaissant et en les pensant, c’est-à-dire en pensant de l’impensable. Ensuite, en débusquant les idéaux féroces qui maintiennent les paradoxes : idéal de la parole libre, de l’absence de contrainte, de spontanéité, de garantie, de réussite, de bonne entente entre professionnels, d’organisation efficace, d’institution… idéale.
Enfin, en introduisant de la temporalité pour sortir du paradoxe. Ainsi, l’énoncé évoqué au départ « soyez professionnelle, restez vous-même » qui résume assez bien le paradoxe dans lequel se trouvent les accueillants et les équipes, ne génère des difficultés que lorsqu’il se fige dans un temps arrêté. Il faut, en effet, beaucoup de temps pour s’approprier une identité professionnelle qui s’appuie sur le renoncement d’être autre chose que soi-même au travail.
Travailler avec le paradoxe, c’est accepter de se confronter à l’impossible d’un monde unique et insensé, en rendant possible la simultanéité d’univers multiples. La complexité du monde, parfois qualifiée de paradoxale, n’est pas autre chose que l’ensemble des causes et de leurs enchaînements qui échappe à la compréhension.
Lorsque le paradoxe se présente, ni la totalité des phénomènes en jeu (synchronie), ni leurs histoires (diachronie), ne sont accessibles. Le monde se révèle comme une surface lisse et restreinte comme s’il était replié sur lui-même ; il devient compliqué : du latin « cum plicare », plier avec. Mettre au travail les paradoxes de l’accueil familial, c’est prendre le temps, à plusieurs, de les déplier.
bibliographie
Hofftadter D. « Gödel, Escher, Bach : les brins d’une guirlande éternelle »,
Interéditions, 1985
Watzlawick P. « La réalité de la réalité », Seuil, 1978
Watzlawick P., Helmick-Beavin J., Jackson Don D. "Une logique de la communication", Seuil, 1972