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Démence

Le grand public se fait une idée fausse de ce qu’est la démence...

Le grand public se fait une idée fausse de ce qu’est la démence. Il faut dire que tout l’y incite : les références culturelles en la matière remontent au XIXe siècle, et même aux débuts de la psychiatrie, à une époque où les grandes maladies mentales n’étaient même pas encore individualisées. En somme les deux images de la démence sont la crise de delirium de Coupeau dans « L’Assommoir » et l’article 64 de l’ancien Code Pénal, qui disposait qu’ « Il n’y a ni crime ni délit lorsque l’auteur des fautes est atteint de démence au moment des faits ». Il en résulte que le mot de démence évoque immanquablement un sujet en proie à la terreur, le délire, la violence aveugle. C’est évidemment la raison pour laquelle le terme de démence est utilisé avec répugnance : on préfère le plus souvent parler de « maladie d’Alzheimer ». C’est une habitude répandue dans notre culture : quand une chose gêne on change son nom ; c’est ainsi que les aveugles sont non-voyants, et que l’avortement est une IVG.

La réalité est tout autre, et il faut sans doute commencer par dire que le plus souvent, et même si leur commerce n’est pas forcément de tout repos, les déments sont des gens adorables. Ceci est extrêmement important : dans son activité professionnelle l’aide à domicile va rencontrer des déments. Toute la question sera de les repérer, et il vaut mieux pour cela ne pas avoir d’idée préconçue.

Ce repérage est de la plus haute importance ; et il est de la plus haute importance que les aides à domicile aient les moyens d’y participer. D’une manière générale en effet le diagnostic de démence est le plus souvent porté trop tard, à un stade où il n’y a déjà plus rien à faire, où tout le monde est épuisé, et l’on voit arriver à l’hôpital un malade dégradé, sans environnement, sans plan d’aide, pour qui rien n’a été prévu et notamment pas une inscription en maison de retraite.

QU’EST-CE QUE LA DÉMENCE ?

La plupart de auteurs s’accordent pour dire que la démence résulte d’une lésion du cerveau. Il existe des maladies qui peuvent créer dans le cerveau des dégâts aboutissant à une perte de la faculté de penser. C’est le fait de nombreuses situations : tumeurs, hémorragies, traumatismes, infections (syphilis, SIDA), alcoolisme, toxicomanies, accidents vasculaires cérébraux...

Mais la majorité des démences sont dites dégénératives : elles sont dues à un vieillissement excessif du cerveau.

Car le cerveau vieillit, et comme tous les organes qui vieillissent il présente des zones de sclérose, qui se mettent à fonctionner de manière anormale, ou même à ne plus fonctionner du tout ; ce processus est inévitable, mais il y a des cas où il prend des proportions incompatibles avec un bon fonctionnement intellectuel. En somme la situation est la même que pour l’arthrose : l’arthrose est le mode normal de vieillissement d’une articulation, mais il peut se faire que ce processus se fasse de manière trop rapide, ou trop intense, et que le sujet en soit gêné ; c’est alors que le processus normal devient une maladie. Le type de démence va varier en fonction des structures atteintes, et on distinguera les démences fronto-temporales, où c’est la partie antérieure du cerveau qui est atteinte (et qui donne surtout des troubles du comportement liés à la perte du sens des convenances sociales), les démences sous-corticales, où c’est une partie archaïque du cerveau qui est atteinte (et qui se caractérise par l’association d’une démence et d’une maladie de type parkinsonien ; c’est le cas notamment de la démence à corps de Lewy, dont on parle de plus en plus), et surtout les démences de type Alzheimer.

Le démence de type Alzheimer représente 70% de l’ensemble des démences. Autant dire qu’elle est de loin la plus fréquente, et ce quelles que soient les circonstances de découverte ; par exemple quand un patient vasculaire, ou alcoolique, devient dément, le plus probable est que sa démence est de type Alzheimer.

LES DÉMENCES DE TYPE ALZHEIMER

Dans un cerveau normal, on voit apparaître à partir de la cinquantaine des zones de sclérose qu’on appelle des « plaques séniles ». Ce sont des zones qui ont perdu leur aptitude à fonctionner normalement. Ce processus s’aggrave avec l’âge, et personne n’est épargné. En principe les capacités du cerveau sont telles que les zones saines peuvent aisément suppléer les zones malades. Mais il peut se faire que les plaques surviennent en trop grand nombre, ou qu’elles se forment en des zones cruciales du cerveau. Dans ce cas les possibilités de compensation du cerveau peuvent être dépassées, et c’est alors qu’une démence peut survenir.

Il faut remarquer que le facteur le plus important pour éviter la démence est le niveau intellectuel et culturel de départ. Le fait d’avoir un cerveau entraîné a en effet deux conséquences : d’une part un haut niveau culturel de départ fait que la dégradation n’a pas le temps d’aboutir à la démence ; d’autre part un cerveau bien entraîné est plus apte à compenser les défaillances de certaines de ses zones.

Histoire naturelle de la maladie d’Alzheimer

Il est habituel de dire que la fréquence de la maladie d’Alzheimer est en augmentation. Les chiffres sont en effet inquiétants, puisqu’on estime que 35% des personnes de plus de 85 ans sont atteintes de la maladie. Mais cela ne veut nullement dire qu’il y a une épidémie qui serait causée par un facteur inconnu. L’explosion de la maladie d’Alzheimer est liée en effet à un grand nombre de phénomènes.

  • Le premier est sans doute le fait que la définition de la maladie a changé : la maladie décrite par Aloïs Azheimer était une démence survenant chez le sujet jeune, 50-65 ans. Cette forme, dramatique, qui pose des problèmes spécifiques, reste rare. Mais il se trouve qu’on a choisi d’étendre l’appellation « maladie d’Alzheimer » à la démence du sujet âgé qui, elle, est beaucoup plus fréquente.
  • Le second est que la société est moins tolérante : jusqu’à une date récente, les déficits intellectuels du grand âge n’étaient pas considérés comme des maladies.
  • Le troisième est que la maladie, mieux connue, est mieux dépistée.
  • Le quatrième est tout simplement que l’augmentation de la longévité fait que beaucoup plus de personnes ont le temps de développer la maladie.

Même si les symptômes et les lésions sont les mêmes dans tous les cas, le fait que la maladie décrite par Alzheimer soit une forme du sujet jeune incite beaucoup à distinguer malgré tout deux entités : la maladie d’Alzheimer stricto sensu, qui est la maladie du jeune, et la démence de type Alzheimer, qui est l’ancienne démence sénile.

Ajoutons qu’il n’y a pas de moyen de prévention connu. On a cru pendant quelques années que le traitement hormonal de la ménopause avait un effet préventif, il semble que ce soit inexact.

LES SIGNES DE LA DÉMENCE

Prenons comme type de description la démence de type Alzheimer. Il est important de se mettre d’accord sur les signes si l’on veut arriver à un diagnostic précoce performant.

Une des raisons pour lesquelles le diagnostic de démence est si mal fait est le jugement qu’il semble impliquer. C’est comme si parler de démence était une insulte ; et l’on voit bien des soignants montrer de l’indulgence envers le malade : « Tout de même, il n’en est pas à ce point ! Et puis, à son âge, c’est bien normal. ». Mais notre problème n’est pas de juger le malade. Il n’est même pas de savoir s’il est dément ou non. Notre problème est uniquement de savoir sur quels critères nous allons juger si nous pouvons le renvoyer chez lui sans qu’il fasse sauter l’immeuble.

La maladie se caractérise par plusieurs troubles, qui doivent être présents pour qu’on puisse évoquer le diagnostic.

Il y a d’abord un trouble de la mémoire :

Dans le langage courant nous appelons « mémoire » la seule capacité à stocker et retrouver des souvenirs. Mais la mémoire est une fonction bien plus complexe, qui comprend également l’ensemble des moyens permettant de travailler sur les souvenirs ; ainsi dans la mémoire d’un ordinateur il y a le contenu des disquettes mais aussi celui des logiciels. Pour retrouver un souvenir il faut l’avoir mémorisé, mais il faut aussi savoir que le souvenir existe, savoir ce qu’est un souvenir, savoir ce qu’est le langage, savoir qu’on existe, etc. L’amnésique, le sujet qui a perdu ses souvenirs mais pas ses fonctions intellectuelles est très généralement un hystérique.

Il y a plus : la mémoire est bien plus que la simple fonction qui permet de stocker des informations. C’est aussi, et peut-être plus encore, la fonction qui permet d’oublier. Que serait notre esprit si rien jamais ne s’oubliait ? si tout ce que nous avons vu et connu restait sans cesse devant nos yeux ? La pensée a besoin de place. La mémoire est ainsi la fonction qui permet de trier les informations, de conserver certaines présentes à l’esprit et de ranger les autres si elles ne servent pas.

La première étape est celle qui permet à l’information de pénétrer dans le cerveau. Il faut bien qu’il y ait mémoire pour que le signal ne se perde pas en route. Cette mémoire est la mémoire immédiate, ou mémoire à court terme. C’est cette mémoire à court terme que nous utilisons quand nous nous répétons un numéro de téléphone de peur de l’oublier (et nous avons tendance à le répéter à haute voix, ce qui aboutit à répéter le signal ; c’est pour cette raison aussi que les comédiens apprennent leur texte à haute voix). Naturellement cette mémoire est très dépendante de l’attention et de la capacité de concentration ; le plus souvent les pannes de cette mémoire à court terme sont en réalité des pannes de la concentration. Son efficacité s’altère avec l’âge, et il est habituel de perdre un peu de mémoire immédiate. Mais chez le dément cette perte passe souvent inaperçue dans la vie courante jusqu’à un stade avancé.

Mais que va-t-on faire de cette information ?

La première situation est celle où l’information que j’ai acquise me sert immédiatement. Dans ce cas elle reste au niveau de la mémoire secondaire, qui représente la mémoire de travail ; c’est elle qui permet à la fois de retenir temporairement et de manipuler l’information. Elle est impliquée dans de nombreuses activités comme la compréhension, la lecture, le raisonnement, etc. Par exemple je ne peux pas lire si ce que j’ai lu ne me reste pas présent à l’esprit pendant un temps suffisant ; si quand j’ai fini de lire une page j’ai oublié ce qu’il y avait au début je ne peux pas arriver à comprendre ce que je lis. La mémoire de travail est là aussi dépendante de l’attention - concentration. Par contre elle ne s’altère pratiquement pas avec l’âge : toute baisse d’efficacité de la mémoire de travail signe un trouble intellectuel.

La seconde situation est celle où cette information, une fois acquise, ne me sert à rien, du moins dans l’immédiat. Il faut alors que je la mette quelque part. Il y a des raisons de penser que le cerveau humain normal ne perd jamais aucune information.

Toute la question est de savoir où je la mets, et comment je peux faire pour la retrouver. Et le cerveau résout ce problème en classant les informations, de la même manière que nous classons des papiers.

Je ne sais pas quel a été exactement mon salaire d’octobre. Mais je sais que cette information se trouve sur ma fiche de paie d’octobre ; que je l’ai mise avec mes autres fiches de paie ; que je mets mes fiches de paie dans une chemise « fiches de paie » ; que cette chemise se trouve dans un classeur « papiers professionnels » ; et que ce classeur est dans l’armoire de mon salon. Autrement dit j’ai rangé l’information en y ajoutant d’autres informations plus faciles à retenir, et c’est en refaisant à l’envers les gestes que j’ai faits pour la classer que je vais la retrouver.

Le cerveau procède de la même façon. Quand j’enregistre une information, je ne le fais jamais isolément. Par exemple, mon enfant m’a téléphoné la semaine dernière, et je m’en souviens ; cela signifie que j’ai constitué dans mon cerveau un classeur « coups de téléphone du gamin », et qu’il me suffit d’ouvrir ce classeur pour y retrouver le souvenir de ses appels. Mais il y a autre chose : je sais aussi qu’il m’a appelé pendant que je faisais du petit salé, qu’il pleuvait dehors et que le matin même j’ai fait ma visite au 3e étage. Je sais aussi que la dernière fois qu’il m’a téléphoné il avait eu une bonne note ; et que j’aime bien qu’il me téléphone. En somme j’enrichis mes informations d’informations annexes qui vont me permettre également de retrouver l’information que je cherche : il y a des chances pour que je repense à ce coup de téléphone la prochaine fois que je ferai du petit salé (ou que le prochain appel me donne envie d’en faire). Littéralement, ça me fait penser à.

Cette fonction de mise en mémoire s’appelle l’encodage. Nous savons parfaitement aider quelqu’un à retrouver un souvenir en réactivant les encodages oubliés. C’est ce que nous faisons chaque fois que nous disons : « Souvenez-vous : c’était le jour où vous aviez acheté votre maison ». Ce que le dément perd, ce n’est pas tant le souvenir que le code qui y conduit : il a perdu le chemin de la mémoire ; ou encore il a toujours le livre, mais il ne sait plus où il l’a rangé.

Nous connaissons tous deux formes de perte de codage :

1) Le bout de la langue : le nom de cet acteur, nous le connaissons parfaitement, mais il nous est momentanément indisponible. Nous cherchons à le retrouver, et une foule d’idées nous assaille, qui nous fait croire que nous allons le retrouver dans un instant, pas exemple nous sommes sûrs qu’il s’appelle Pierre ; mais plus nous cherchons moins nous trouvons ; et quand, un peu plus tard, « ça va nous revenir », nous constaterons qu’en fait il se prénomme André. Ce qui se passe là c’est que, pour des raisons que nous n’évoquerons pas ici, notre recherche est parasitée par de faux codes qui loin de nous aider nous empêchent de le retrouver.

2) L’oubli bénin : cette chose que nous voulions faire et qui « nous est sortie de l’esprit » : c’est simplement une information que nous avons oublié de coder.

Le processus d’encodage est essentiel, et cette fonction s’altère avec l’âge, les codages devenant de plus en plus pauvres ; cela explique que la fréquence des pertes de codage augmente avec les années. Par exemple 100% des sujets de plus de 50 ans se plaignent d’oublier des noms propres. Mais il y a des oublis qui sont moins bénins que d’autres : si on peut oublier le nom d’un acteur, il est moins acceptable d’oublier le nom du Président de la République. D’autre part dans l’ensemble le système de classement demeure solide, et une dégradation importante est toujours pathologique. Il est très important d’entretenir sa mémoire secondaire. Cela se fait en recherchant les occasions de la faire travailler, ce qui se fait par exemple par des activités culturelles, des jeux, des activités sociales. En cas de nécessité il est très utile de faire des exercices de codage, dont le prototype est l’exercice des cinq mots (voiture - lapin - table - oreille - acier), mais qui dans une perspective d’entraînement peuvent être enrichis à l’infini. Il est très important de méditer : méditer n’est rien d’autre que travailler à enrichir ses codages.

Il faut noter enfin que le dément joue beaucoup avec l’oubli bénin, et notamment avec le « bout de la langue » : quand il ne trouve pas un mot il prétend que pourtant il l’a en tête, alors qu’en fait il ne le connaît absolument plus ; mais ce qu’il sait encore c’est quel comportement va lui permettre de sauver les apparences.

Parce que le dément perd largement sa capacité d’encodage, il devient incapable de stocker de nouveaux souvenirs ; par conséquent il devient incapable d’apprendre. C’est là sans doute une des choses les plus difficiles à supporter pour l’aidant : il faut le garder sans cesse à l’esprit : le dément est incapable de fabriquer du souvenir, et il ne sert à rien de lui rappeler les choses, il ne sert donc à rien d’espérer quoi que ce soit, il ne sert à rien de lui faire des reproches ou de lui demander de faire attention. Quelquefois, inexplicablement, un souvenir se forme, qui fait croire que les possibilités sont là. Outre que cela ne dure jamais bien longtemps il s’agit le plus souvent de hasards sur lesquels on ne peut rien construire.

Enfin, ces souvenirs sont rangés dans la mémoire à long terme, où ils restent sans doute indéfiniment.

Naturellement, il ne servirait à rien de conserver des souvenirs s’il n’existait pas un moyen de les retrouver. C’est le rôle de la fonction de rappel : pour se rappeler, on part d’une information qu’on a dans l’esprit actuellement et on va de code en code jusqu’au souvenir. Ceci est démontré par la question : « Comment le savez-vous ? » : si je vous demande quel est le nom du Premier Ministre anglais et que vous me répondez, et si je vous demande alors comment vous le savez, vous allez me décrire une série de faits qui sont en réalité les codages dont vous vous êtes servis pour indexer votre souvenir.

En fait il y a deux fonctions : le rappel proprement dit, qui est la fonction qui permet de retrouver une information, et la reconnaissance, qui permet de constater qu’une information a déjà été enregistrée. Si on me demande quel est le chef-lieu de la Corrèze, je vais répondre en activant ma fonction de rappel ; si on me dit : « Tulle est le chef-lieu de la Corrèze », je le savais : c’est la reconnaissance. Si j’ai oublié le nom de la personne qui me fait face, c’est un trouble, bénin, de la fonction de rappel ; mais si j’ai oublié que je l’a déjà rencontré, c’est un trouble de la fonction de reconnaissance, et qui est plus inquiétant.

La mémoire tertiaire a la réputation d’être très solide. En fait elle l’est tout de même moins qu’on ne croit, et toutes les études qu’on a pu mener dans ce domaine montrent que contrairement à l’opinion répandue le sujet âgé se souvient assez mal du passé ancien. Ce qui donne l’illusion du contraire, c’est qu’il n’y a le plus souvent personne pour le contredire, ou que les personnes qui pourraient le faire sont elles-mêmes un peu trop en difficulté avec leur propre souvenir pour s’y hasarder.

Chez le dément la perte du souvenir est massive, et il le sait. C’est la raison pour laquelle il est si soucieux de la masquer, ce qu’il tente de faire par deux procédés : d’une part il dénie son trouble et passe beaucoup de temps à dire qu’il a une excellente mémoire ; d’autre part il donne des exemples de sa mémoire, en racontant des souvenirs anciens, mais outre que ces souvenirs n’ont pas l’exactitude qu’il croit, il est facile de voir que ce sont des îlots de mémoire qui persistent intacts alors que tout le reste a disparu. En tout cas il faut garder à l’esprit que ce n’est pas la mémoire qui se perd mais le souvenir : on a souvent du mal à comprendre que le dément se montre capable de se rappeler des choses très précises du passé alors qu’il oublie presque tout. Pour peu on l’accuserait de le faire exprès. Mieux : il arrive que le dément retrouve brutalement la mémoire : c’est qu’il n’a pas détruit ses souvenirs, il a simplement perdu les codages ; si le hasard fait qu’il retrouve un codage, il va être tout à fait capable de rappeler le souvenir qui y était attaché. En somme il a perdu le catalogue de la bibliothèque, mais s’il passe devant le livre il sait parfaitement le lire.

Cette question de la mémoire demande à être parfaitement assimilée, et surtout par l’aide à domicile. Si on veut évaluer la mémoire de quelqu’un il ne faut pas se laisser égarer. Souvent on montre pour les lacunes de la personne âgée une indulgence irraisonnée : « Mais vous voyez bien qu’il se souvient de son passé ! Il connaît les adresses de ses employeurs, elle sait chanter mon légionnaire ! ». Vous avez raison, chère amie ; reste qu’il est anormal pour une mère d’oublier le nom de ses enfants ; reste qu’il n’est pas tolérable qu’un homme ne sache plus raconter le décès de sa femme ; reste qu’on ne peut accepter qu’un vieillard ne sache pas où sont ses parents.

Il y a le plus souvent un trouble de l’orientation :

L’orientation est la fonction qui me permet de dire où je suis et quand je suis. Le dément perd cette possibilité et ne sait plus se repérer dans le temps et dans l’espace. Notons simplement qu’il y a une grande différence entre la désorientation temporelle et la désorientation spatiale ; cette différence est liée au fait que le temps change que je le veuille ou non, alors que l’espace ne change que si je le décide. C’est pourquoi la désorientation temporelle est souvent bénigne : il suffit d’être en vacances pour oublier la date. Par contre le fait de ne plus savoir où on est a toujours un caractère de gravité. Le trouble de l’orientation temporelle se démontre très facilement en vérifiant que le dément ne connaît plus son âge ; on reviendra sur ce point.

Les questions d’orientation sont fondamentales pour ce qui intéresse l’aide à domicile : l’autonomie de la personne. Il n’est pas forcément grave d’être désorienté dans le temps, du moins pas tant que la désorientation n’est pas extrême : la mécanique du corps humain suffit à rappeler les rythmes essentiels : on a faim deux fois par jour et on dort la nuit. Mais qu’à la désorientation vienne s’ajouter la perturbation de ces signaux, que le dément par exemple ne soit plus capable de reconnaître la sensation de faim, et le voilà en perte d’autonomie.

Par ailleurs la désorientation spatiale est moins systématique, plus tardive et surtout plus spectaculaire : le sujet risque de se perdre au cours de ses promenades. En fait c’est relativement peu dangereux, mais la désorientation conduit souvent à l’intervention des voisins ou de la police. On pourrait retenir que lorsque les pompiers ou la police interviennent chez un sujet âgé il est indispensable de se poser la question de la démence ; si le diagnostic est vérifié le fait que la force publique soit intervenue constitue un critère de gravité qui doit faire mettre en place d’urgence un plan d’aide.

Il y a un trouble du langage :

Ce trouble du langage est évidemment lié en grande partie au trouble de la mémoire :

  • On constate un appauvrissement, un manque de mot, un recours fréquent aux synonymes, aux mots de remplacement comme « chose » ou « machin ». Ce trouble est caractéristique parce que le vieillissement normal respecte le vocabulaire.
  • On constate des anomalies plus spécifiques, comme l’apparition d’erreurs : erreurs de classe, le sujet disant « carotte » au lieu de dire « poireau » ; erreurs de sonorité, le sujet disant « carreau » au lieu de dire « poireau ».
  • On constate enfin une déstructuration de la phrase, aboutissant parfois à un jargon.

L’appauvrissement du langage ne peut être mis en évidence que par des tests spécifiques, mais on peut avoir l’attention attirée par les erreurs.

Il y a un trouble du raisonnement et du jugement :

Le sujet perd son aptitude à réfléchir efficacement. Le raisonnement est ce qui permet de calculer ; le jugement est ce qui permet d’estimer. Si je dis : avec 20.000 € je peux m’acheter deux voitures, je raisonne ; si je dis : avec 200.000 € je peux m’acheter beaucoup de voitures, je juge.

Il y a un trouble des praxies :

Les praxies sont les savoirs élémentaires qui sont à la base des automatismes grâce auxquels nous fonctionnons dans la vie quotidienne. Il y a :

  • Les praxies idéatoires, qui nous permettent d’utiliser les objets : lacer ses souliers, couper au ciseau.
  • Les praxies idéo-motrices, qui nous permettent d’accomplir certains gestes : signe de croix, mime.
  • Les praxies de construction, qui nous permettent par exemple de dessiner un cube.

Il y a un trouble des gnosies :

Ce sont les fonctions de reconnaissance. Ces fonctions sont à l’œuvre dans la manipulation des objets, et le dément ne sait plus se laver parce qu’il ne reconnaît plus le savon. Elles ont aussi une grande importance dans la vie sociale : le dément présente souvent une prosopagnosie, c’est-à-dire qu’il ne sait plus reconnaître les visages.

Tous ces troubles font partie intégrante du processus démentiel :

C’est pourquoi ils sont irréversibles : c’est la maladie qui les déclenche, le travail de rééducation peut les ralentir, parfois en restaurer temporairement, certainement pas les guérir.

Il est dès lors possible d’utiliser cette grille pour comprendre ce qui se passe, à condition de se souvenir que les anomalies constatées sont toujours dues à plusieurs facteurs à la fois.

Par exemple ce dément prend sa fille pour sa mère. S’il peut le faire, c’est pour plusieurs raisons :

  • D’abord, il ne reconnaît plus sa fille (prosopagnosie).
  • Ensuite il ne sait plus qu’il a une fille (trouble de la mémoire).
  • Ensuite il a oublié son âge (trouble de l’orientation).
  • Enfin il ne voit pas que sa mère ne peut plus être vivante (trouble du jugement).

Ou encore ce dément ne mange pas ; il reste devant son assiette sans rien faire :

  • Il a oublié qu’on lui a demandé de manger.
  • Il ne reconnaît plus la fourchette (et c’est parfois très difficile à comprendre : tel dément ne sait pus reconnaître une fourchette, mais se souvient qu’il mange avec quelque chose de jaune ; il sera perdu si on lui donne une fourchette bleue).
  • Il ne sait plus faire les gestes.
  • Il ne sait plus ce que signifie « manger ».
  • Il n’a pas compris la consigne.
  • Il ne sait plus interpréter la sensation de faim.
  • Accessoirement il a une tendinite de l’épaule passée inaperçue, mais c’est un autre problème.

Ou encore un bon test diagnostique est de demander son âge au dément. Neuf fois sur dix il répondra en donnant sa date de naissance. Cette réponse est dictée par plusieurs raisons :

  • Il ne sait plus en quelle année nous sommes : c’est une désorientation.
  • Il ne sait plus faire une soustraction, comme le montre ce qui se passe quand on lui donne la date en lui demandant de calculer. S’il est en difficulté, c’est parce qu’il a un trouble du raisonnement.
  • C’est aussi parce qu’il a un trouble de la mémoire de travail : il ne peut garder à l’esprit à la fois la table de soustraction et l’énoncé du problème.
  • Si on le pousse dans ses retranchements, il finira par donner un âge plus jeune de vingt ans : il y a un trouble du jugement.
  • Sa réponse vise à montrer qu’il a de la mémoire, puisqu’il se souvient de sa date de naissance.
  • En répondant aussi vite il cherche à éluder le problème et à sauver les apparences.
  • Si on insiste il se fâchera, ou dira qu’il n’a pas envie de faire le calcul, ce qui est un trouble réactionnel.

Mais il y a aussi des troubles réactionnels :

Ils sont multiples, et on ne peut les citer tous.

  • La dépression : le dément est longtemps conscient de ce qui lui arrive. Il est probable que la dépression est sous-estimée et sous-traitée chez le dément.
  • L’anxiété : elle a la même origine, mais pas seulement. Le pire peut-être est que le malade ne comprend plus le monde qui l’entoure, et que celui-ci lui apparaît étrange, menaçant. Il est donc très important de se montrer rassurant.
  • Le délire : c’est un refuge commode pour tous ceux dont la personnalité est menacée d’explosion. Toute la difficulté est d’arriver à rester neutre : lutter contre le délire est source d’angoisse pour le malade ; mais il ne saurait être question d’y participer.
  • L’agressivité : elle est souvent réactionnelle, soit qu’il s’agisse de se défendre contre quelque chose que faute de le comprendre le malade a perçu comme une menace, soit qu’il s’agisse de montrer qu’il garde un peu de contrôle des opérations ; le cas le plus simple est l’agressivité du dément à qui on veut faire sa toilette : non seulement il se sent humilié d’être ainsi pris en charge, mais il le vit comme une atteinte à sa pudeur.
  • Il faut noter que souvent le vocabulaire des expressions émotionnelles est perturbé : l’émotion exprimée ne correspond pas à l’émotion ressentie, le malade rit alors qu’il est triste, ou bien l’émotion exprimée survient avec un temps de retard sur l’émotion ressentie, et alors qu’on est déjà passé à autre chose.

Il y a des anomalies du comportement moteur :

  • La déambulation : le dément se met souvent à marcher de manière incessante ; il peut parcourir des distances impressionnantes. Très grossièrement on peut dire qu’il faut que le cerveau soit occupé, et que si le malade ne peut plus penser il faut qu’il bouge. Disons tout de suite qu’il est impératif de laisser le déambulant déambuler, faute de quoi on va engendrer une angoisse majeure. Naturellement l’association du besoin de déambuler, de la désorientation spatiale et de l’angoisse est l’explication des fugues. Le dément ne fugue pas : il est pris d’un besoin de marcher, il se lève, et une fois en marche il se demande où il va et trouve sans peine une explication. Mais en fait ce n’est pas pour cela qu’il s’était levé.
  • Les stéréotypies : c’est une forme de déambulation ; la plus fréquente est la stéréotypie de frottement, de nettoyage... il peut y avoir aussi des stéréotypies de langage, de cris...
  • L’insomnie, très fréquente, de traitement presque impossible.

Deux points à souligner pour finir :

  • Du fait que le dément perd l’accès au langage, il suit qu’il est toujours très sensible à toutes les stimulations non verbales. C’est là peut-être la principale difficulté de la prise en charge.
  • On ne redira jamais assez que le dément est longtemps conscient de ce qui lui arrive. Ceci engendre une angoisse dont il se défend en élaborant des stratégies très efficaces pour sauver les apparences. C’est là la principale raison pour laquelle le diagnostic est le plus souvent posé trop tard : il faut une longue observation pour se faire une idée, et encore y a-t-il de nombreuses situations où les médecins, même avertis, restent dans le doute.

EN CONCLUSION

L’intervenant doit avoir à l’esprit ces différents mécanismes. Il ne s’agit pas pour lui de faire le diagnostic de démence (encore qu’on ne puisse guère espérer de progrès dans la prise en charge précoce si tout le monde ne se met pas au dépistage). Mais ces quelques éléments peuvent lui permettre de mieux comprendre ce qui se passe, et de veiller à calquer son propre comportement sur les possibilités restantes du malade.

Dans bien des cas la prise en charge du dément à domicile est relativement simple, à partir du moment où on a appris à limiter ses objectifs, à les adapter à ce que le sujet est disposé à faire au moment où on le rencontre, et à gagner sa confiance. Les choses se compliquent lorsque le dément devient agité, agressif ou opposant, mais alors c’est l’ensemble de la prise en charge qui doit être réévalué.

Docteur Michel Cavey